VII
Colin-Maillard
(Blindmans’ Buff)
— Entendu, approuva Tommy en reposant le combiné sur son support. (Il se tourna vers Tuppence :) Le Patron semble inquiet pour nous. La bande qui nous intéresse a découvert que je ne suis pas l’authentique Théodore Blunt et nous devons nous attendre, d’une minute à l’autre, à un coup dur. Le Boss vous demande, comme une faveur, de retourner à la maison et de n’en pas bouger.
— C’est ridicule ! Qui veillera sur vous, si je ne suis pas là ? D’autre part, j’aime les émotions. Les affaires n’ont pas été tellement amusantes ces temps derniers.
— On ne peut pas avoir des meurtres et des vols chaque jour. Soyez raisonnable, Tuppence. J’avais d’ailleurs pensé que nous devrions chaque jour accomplir certains exercices à la maison.
— Par exemple, nous allonger sur le dos et exécuter des battements de pieds en l’air ?
— N’interprétez donc pas tout à la lettre. Lorsque je parle d’exercices, je veux dire faire revivre des personnages d’auteurs célèbres. Par exemple…
De son tiroir, il sortit un large bandeau vert foncé qu’il ajusta avec soin sur ses yeux. Il tira ensuite une montre de sa poche.
— J’en ai cassé le verre ce matin. Cela favorise mon étude car mes doigts sensibles en effleurent le cadran avec légèreté…
— Faites attention. Vous venez presque d’enlever la petite aiguille.
— Donnez-moi votre main. (Il lui prit le poignet, tâtant son pouls d’un doigt.) Ah ! le clavier silencieux. Cette femme ne souffre pas de maladie de cœur.
— Je suppose que vous essayez d’imiter Thornley Colton ?
— Exactement. Je suis le détective et vous êtes Chose, la secrétaire brune, aux joues en pomme d’api…
— Le petit paquet de langes jadis ramassé sur les rives du fleuve, enchaîna Tuppence.
— Et Albert est le Fee, alias Shrimp.
— Nous devrons lui apprendre à dire « sapristi ». Seulement, sa voix n’est pas aigrelette mais horriblement rauque.
— Contre le mur, près de la porte, vous voyez la canne creuse qui informe ma main sensible d’un tas de choses. (Il se leva et buta contre une chaise.) Nom d’un chien ! J’oubliais que cette chaise se trouvait là.
— La cécité doit être effrayante.
— Plutôt. Mais il paraît qu’à vivre dans la nuit, on développe certains sens. C’est ce que j’ai l’intention d’expérimenter. Tuppence, dites-moi combien il y a de pas jusqu’à cette canne.
Tuppence répondit gravement :
— Trois devant vous, cinq à gauche.
Tommy s’avança en hésitant et sa compagne l’arrêta d’un cri lorsqu’elle découvrit que le quatrième pas à gauche l’amenait à buter contre le mur.
— On ne le dirait pas mais vous ne pouvez savoir à quel point il est difficile d’évaluer une distance.
— C’est vraiment intéressant. Appelez Albert. Je vais échanger une poignée de main avec vous deux et voir si je discerne une différence.
— D’accord, mais Albert devra d’abord se laver les mains. Elles sont sûrement collantes avec tous ces affreux bonbons acidulés qu’il suce toute la journée.
Albert, mis au courant du jeu, fut très intéressé et Tommy, sa performance terminée, eut un sourire satisfait.
— Le clavier silencieux ne peut mentir. Le premier était Albert et le second, vous, Tuppence.
— Faux ! cria sa femme. Vous vous êtes guidé sur mon alliance et je l’avais passée au doigt d’Albert !
Différentes autres expériences furent mises à exécution sans grand succès.
— Mais ça vient, conclut Tommy. On ne peut espérer se montrer infaillible du premier coup. J’ai une idée. Il est juste l’heure du déjeuner. Si nous allions au Blitz, Tuppence ? L’aveugle et son gardien. L’endroit m’offrira de bonnes occasions de faire des progrès.
— Mais, Tommy, nous allons avoir des ennuis !
— Non, je me conduirai très discrètement. Je vous parie qu’à la fin du repas, je vous étonnerai.
Un quart d’heure plus tard, le jeune couple se trouvait confortablement installé à une table de coin au Gold Room du Blitz.
Tommy promena légèrement ses doigts sur le menu.
— Pilaf de homard et poulet grillé, murmura-t-il.
Tuppence fit son choix et le garçon s’éloigna.
— Jusqu’ici, tout va bien, soupira Tommy. À présent, passons à une tâche plus hardie. Cette fille à la jupe courte qui vient juste d’arriver a vraiment de jolies jambes !
— Comment avez-vous deviné, Thorn ?
— Les belles jambes impriment une certaine vibration au sol que capte ma canne creuse. Ou pour être plus honnête, dans un grand restaurant, il y a presque toujours une jeune fille avec de jolies jambes qui se tient à la porte, cherchant de vue ses amis et comme la mode est aux jupes courtes…
Ils mangèrent en silence mais bientôt, Tommy reprit :
— L’homme à deux tables de nous est à mon avis, un gourmet très riche. Il est juif, n’est-ce pas ?
— Pas mal du tout. Cette fois, je ne vous suis pas.
— Je ne vous révélerai pas ma tactique à chaque coup, cela gâcherait la représentation. Le maître d’hôtel sert du champagne à trois tables de nous, sur la droite. Une femme corpulente, habillée de noir, va passer devant nous.
— Tommy… comment pouvez-vous…
— Ha ! Vous commencez à réaliser mon pouvoir ! Une jolie fille en marron se lève, juste derrière vous.
— Manqué ! C’est un jeune homme en gris.
Tommy parut déconcerté.
À ce moment, deux hommes assis à une table non loin de la leur et qui les observaient depuis un moment avec intérêt, se levèrent et s’avancèrent vers eux.
— Excusez-moi, déclara le plus âgé des deux, un homme grand, habillé avec goût, portant monocle et une petite moustache grisonnante, on vous a indiqué à nous comme étant Mr Théodore Blunt. Permettez-moi de vous demander si c’est exact ?
Tommy hésita, se sentant désavantagé. Finalement, il hocha la tête.
— Oui. Je suis Mr Blunt.
— Quelle chance inespérée ! J’allais justement me présenter à votre bureau. J’ai des ennuis… de graves ennuis… Mais… excusez-moi, vous avez eu un accident aux yeux ?
— Mon cher monsieur, articula Tommy tristement, je suis aveugle… complètement aveugle.
— Comment ?
— Vous êtes étonné ? Mais vous avez sûrement entendu parler de détectives aveugles ?
— Seulement dans les romans. De plus, je n’ai jamais entendu dire que vous étiez affligé de cette infirmité.
— Bien des gens ne s’en rendent pas compte. Je porte aujourd’hui un masque pour protéger mes pupilles de la lumière artificielle. Voyez-vous, mes yeux ne peuvent distraire mon jugement… Mais, assez parlé de mes misères. Voulez-vous que nous nous rendions tout de suite à mon bureau ou préférez-vous m’exposer votre affaire ici ? Cette dernière hypothèse serait peut-être la meilleure.
Un garçon apporta deux chaises supplémentaires et les inconnus y prirent place. Celui qui n’avait pas encore prononcé un mot était petit, trapu et très brun.
— Il s’agit d’une affaire très délicate, reprit son compagnon en baissant le ton. Il jeta un coup d’œil méfiant à Tuppence et Mr Blunt sembla deviner son hésitation.
— Permettez-moi de vous présenter ma secrétaire particulière, Miss Ganges. Trouvée sur les rives de l’Océan Indien… un simple paquet de langes… Une histoire très triste. Miss Ganges est mes yeux, elle m’accompagne partout.
L’inconnu adressa un salut courtois à la jeune femme.
— Je puis donc parler librement. Ma fille, qui a seize ans, vient d’être enlevée. Je l’ai appris il y a juste une demi-heure. Les circonstances de son enlèvement sont telles que je n’ose m’adresser à la police. J’ai téléphoné à votre bureau où l’on m’a dit que vous étiez parti déjeuner et ne seriez de retour que vers 2 h 30. Je suis donc venu ici avec mon ami, le capitaine Harker…
L’intéressé avança le cou et grommela quelques mots inintelligibles.
— Par le plus heureux des hasards, il s’est trouvé que nous déjeunions au même restaurant. À présent, il importe de ne pas perdre une minute. Ayez l’amabilité de m’accompagner chez moi, tout de suite.
Tommy suggéra :
— Je puis vous rejoindre d’ici une demi-heure car au préalable, je dois passer à mon bureau.
Le capitaine Harker qui se tournait à ce moment pour jeter un coup d’œil à Tuppence, aurait pu se montrer surpris du léger sourire flottant sur les lèvres de la jeune femme.
— Impossible. Nous ne pouvons nous permettre de perdre du temps. (Il sortit un bristol de sa poche qu’il tendit à Tommy.) Voici ma carte.
Ce dernier effleura le carton des doigts.
— Mes doigts ne sont pas assez sensibles pour cela.
Il le passa à Tuppence qui lut :
— Duc de Blairgowrie.
Elle leva les yeux avec intérêt sur leur client. Le duc de Blairgowrie était une personnalité bien connue, qui avait épousé la fille d’un marchand de porc de Chicago, bien plus jeune que lui et dont le tempérament léger menaçait – paraît-il – leur union. Certaines rumeurs commençaient à circuler à propos de leur mésentente.
— Vous venez tout de suite, Mr Blunt ? reprit le duc, avec une pointe d’impatience dans le ton.
Tommy dut se rendre.
— Miss Ganges et moi vous accompagnerons, déclara-t-il calmement, mais j’aimerais d’abord commander une grande tasse de café noir. Cela ne prendra pas longtemps. Je suis sujet à des maux de tête épouvantables et seul le café agit favorablement sur mes nerfs.
Il héla un garçon, passa sa commande et se tourna vers sa compagne.
— Miss Ganges… demain, je déjeune ici avec le Chef de la Sûreté Française. Veuillez prendre note du menu que vous confierez au maître d’hôtel en le priant de me réserver ma table habituelle. J’assiste la police française dans une affaire importante. Le Fee – il s’arrêta un instant avant de poursuivre – est considérable. Êtes-vous prête, Miss Ganges ?
— Certainement, monsieur, fit Tuppence, le crayon à la main.
— Nous commencerons par la salade de Shrimps. Et pour suivre… voyons, pour suivre… oui, omelette Blitz et peut-être un couple de Tournedos à l’Étranger.
Il réfléchit et murmura, sur un ton d’excuse :
— Vous me pardonnerez, j’espère. Ah ! et un Soufflé-surprise. Cela couronnera le repas. Un homme extrêmement intéressant, ce fonctionnaire français. Vous le connaissez probablement ?
Le duc répondit négativement tandis que Tuppence se levait pour aller transmettre le message au maître d’hôtel. On apportait le café quand elle revint prendre sa place.
Tommy but le breuvage à petites gorgées puis abandonna son siège.
— Miss Ganges, ma canne ? Merci. Direction, s’il vous plaît ?
À nouveau, Tuppence ressentit une terrible angoisse, tandis qu’elle annonçait :
— Un pas à droite, dix-huit tout droit. Au cinquième pas, un garçon sert à la table située à votre gauche.
Balançant sa canne avec désinvolture, Tommy se dirigea vers la sortie, Tuppence sur ses talons au cas où elle devrait intervenir pour le guider. Tout se passa bien jusqu’au moment où ils atteignaient la porte d’où un homme surgit. Avant que la jeune femme n’ait pu prévenir l’aveugle, il se heurtait au nouveau venu. Explications et mots d’excuses s’ensuivirent.
Le long du trottoir, une élégante Austin les attendait. Le duc aida lui-même l’aveugle à s’y installer.
— Vous avez votre voiture, Harker ? lança-t-il par-dessus son épaule.
— Oui. Juste au coin de la rue.
— Prenez Miss Ganges avec vous, voulez-vous ?
Il sauta au volant, près de Tommy et le véhicule s’éloigna sans bruit.
— Une affaire très délicate, expliqua-t-il. Je vais vous exposer tous les détails, le temps du parcours.
Son voisin eut un geste vers son bandeau.
— À présent, je puis retirer ceci. Je ne suis plus sous l’éclairage intensif du restaurant.
Mais son bras fut rabaissé brutalement tandis qu’un objet dur lui pressait les côtes.
— Non, mon cher Mr Blunt, trancha la voix du duc – une voix au ton brusquement changé –, vous n’en ferez rien. Vous allez rester bien tranquille, sans bouger. Compris ? Je ne tiens pas à me servir de mon pistolet. Voyez-vous, il se trouve que je ne suis pas du tout le duc de Blairgowrie. J’ai seulement emprunté son nom pour l’occasion, sachant que vous ne refuseriez pas d’accompagner un client si huppé. Je suis quelque chose de plus prosaïque que cela… un simple marchand de jambons, à la recherche de sa femme. (Il devina le sursaut de son voisin.) Cela vous dit quelque chose ? (Il rit.) Cher monsieur, vous avez été incroyablement imprudent. J’ai peur… j’ai bien peur que vos activités ne soient restreintes à l’avenir.
Il articula ces derniers mots avec une ironie sinistre. Tommy ne daigna pas répondre.
Bientôt la voiture ralentit puis s’immobilisa.
— Un moment ! (Le conducteur pressa un mouchoir dans la bouche de Tommy et serra une écharpe par-dessus.) Cette précaution pour le cas où vous seriez assez fou pour essayer d’appeler à l’aide.
La portière s’ouvrit et le chauffeur qui attendait aida son maître à guider le prisonnier au haut de quelques marches. Une porte se referma sur eux, et une lourde odeur de parfum oriental surprit le nouveau venu. Ses pieds s’enfoncèrent dans une épaisse moquette, puis on lui fit monter d’autres marches et pénétrer dans une pièce qu’il jugea située sur l’arrière de la maison. On lui lia les poignets, après quoi le chauffeur se retira et le pseudo-duc le libéra de son bâillon.
— À présent, vous pouvez parler librement. Qu’avez-vous à dire, jeune homme ?
Tommy se racla la gorge et exécuta quelques mouvements avec son maxillaire inférieur douloureux.
— J’espère que vous n’avez pas perdu ma canne creuse, s’enquit-il. Je l’ai fait fabriquer spécialement et cela m’a coûté une fortune.
— Vous avez du culot !… À moins que vous ne soyez complètement idiot ? Ne comprenez-vous pas que je vous tiens… que vous êtes entièrement à ma merci, que personne n’a jamais la moindre chance de vous revoir.
— Ne pouvez-vous éviter le mélodrame ? Dois-je m’écrier : « Misérable, je puis encore vous faire échouer » ? Ce genre de scène est tellement passée de mode.
— Et la fille ? N’êtes-vous pas ému en pensant à elle ?
— Au cours de mon silence forcé, je suis arrivé à l’inévitable conclusion que le bavard Harker appartient au complot et que mon infortunée secrétaire se joindra bientôt à ce joyeux entretien.
— Vous avez partiellement raison. Mrs Beresford – vous voyez, je suis bien renseigné sur votre compte –, Mrs Beresford ne sera pas amenée ici. C’est une petite précaution que j’ai prise, car il est fort probable que vos amis haut placés veillent sur vous. Si c’est le cas, il leur aura été impossible de suivre deux voitures en même temps et je garderai toujours l’un de vous en mon pouvoir. À présent, j’attends…
La porte s’ouvrit à ce moment et le chauffeur annonça :
— Vous n’avez pas été suivi, monsieur. La route est libre.
— Parfait. Vous pouvez vous retirer, Gregory.
La porte se referma.
— Jusqu’ici, tout va bien. Et maintenant, qu’allons-nous faire de vous, Mr Beresford Blunt ?
— Je souhaiterais que vous ôtiez ce maudit masque de mes yeux.
— Je ne pense pas pouvoir accéder à votre demande. De la sorte, vous ne voyez rien, alors que normalement, vous n’êtes pas plus aveugle que moi. D’ailleurs, cela ne servirait pas mon petit plan… car j’ai un plan. Vous êtes amateur d’événements à sensation, Mr Blunt ? Le jeu auquel vous vous adonniez aujourd’hui avec votre femme le prouve. À mon tour, j’ai arrangé un petit jeu… quelque chose d’assez ingénieux, vous l’admettrez, lorsque je vous l’aurai expliqué : le sol sur lequel nous sommes est en métal et sa surface est parsemée de minuscules boules. Je touche un bouton… ainsi. (On entendit un déclic) et le courant électrique les traverse. Poser le pied sur un de ces fils conducteurs signifie… la mort ! Vous avez compris ? Si vous pouviez voir… mais vous ne le pouvez pas. Vous êtes dans l’obscurité complète et c’est là le jeu. Colin-maillard avec la mort. Si vous réussissez à atteindre la porte sain et sauf… vous êtes libre. Mais je crois qu’avant cela, vous aurez marché sur un fil à haute tension. Ce sera très amusant… pour moi.
Il délia les liens de Tommy et tendit la canne avec un salut ironique.
— Voyons si le détective aveugle réussira à résoudre cette énigme. Je vous surveille, le revolver au poing, prêt à intervenir si vous esquissez le moindre geste vers votre bandeau. Vous comprenez ?
— Parfaitement. (Tommy, bien que pâle, n’en perdait pas moins courage.) Je suppose que je n’ai pas la moindre chance ?
— Oh ! ça…
— Vous êtes un drôle d’esprit tortueux. Mais, cependant, vous avez oublié une chose. À propos, puis-je allumer une cigarette ? Mon pauvre cœur bat la chamade.
— Oui. Mais pas de blague, hein ? Souvenez-vous que j’ai mon revolver braqué sur vous.
— Je ne suis pas un chien de cirque. (Il sortit son étui à cigarettes et palpa sa poche à la recherche de ses allumettes.) Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas armé. D’ailleurs, vous le savez bien. Tout de même, comme je le disais, vous avez oublié un détail.
— Quoi donc ?
Tommy éleva une allumette prêt à la craquer.
— Je suis aveugle et vous pouvez voir. L’avantage est donc pour vous. Mais, supposons que nous soyons tous deux dans l’obscurité, que devient votre avantage, alors ?
Le faux duc eut un rire de mépris.
— Vous espérez actionner le commutateur ? Impossible !
— Je vous l’accorde. Je ne puis donc pas vous plonger dans l’obscurité. Mais les extrêmes se touchent, vous savez. Voici pour vous de la lumière !
Tout en parlant, il approcha l’allumette d’un objet qu’il tenait dans la main et qu’il lança sur la table.
Aveuglé un moment par l’intense flamme blanche, l’homme plissa les paupières, et se rejeta en arrière alors que son arme tremblait dans sa poigne.
Il rouvrit les yeux au contact d’un objet pointu qui lui piquait la poitrine :
— Lâchez ce revolver, ordonna Tommy, vite ! Je vous accorde qu’une canne creuse est de peu d’utilité, mais lorsqu’il s’agit d’une canne-épée c’est une autre affaire, ne trouvez-vous pas ? Lâchez ce revolver !
Menacé par la longue pointe affilée, l’homme fut forcé d’obéir. Mais soudain, il ricana et exécuta un saut en arrière.
— J’ai toujours l’avantage sur vous ! Je vois et vous pas !
— Vous vous trompez, mon cher. Je vois aussi bien que vous. J’avais l’intention de donner un de ces bandeaux à Tuppence. On commence par faire une ou deux bévues et ensuite, on se montre un merveilleux observateur en prétendant avoir développé ses sens du toucher, de l’odorat et de l’ouïe. Savez-vous que j’aurais très bien pu sortir du restaurant en évitant tous les obstacles ? Mais mon intuition me disait de me méfier de vous, car je me doutais que vous ne jouiez pas franc jeu. Vous ne m’auriez jamais laissé sortir d’ici vivant. Prenez garde…
Le visage convulsé de rage, l’homme se lança en avant, oubliant, dans sa fureur, où il posait les pieds.
Un éclair bleu crépita. Le bandit vacilla et tomba d’une masse, alors qu’une odeur de chair brûlée mêlée à celle de l’ozone emplissait la pièce.
Tommy s’épongea le front. S’orientant avec précaution, il se dirigea vers le mur et actionna le bouton que son gardien avait manipulé.
Il s’approcha de la porte qu’il ouvrit sans bruit pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Ne voyant personne alentour il descendit les escaliers et sortit.
En sécurité dans la rue, il leva les yeux sur la maison avec un frisson, tout en notant le numéro. Puis il se hâta vers la cabine téléphonique la plus proche.
Il écouta avec angoisse la sonnerie et une voix bien connue lui répondit.
— Tuppence ! Dieu soit loué !
— Oui, il ne m’est rien arrivé. J’avais bien noté votre message : Le Fee, Shrimp, se présente au Blitz et suit les deux étrangers. Albert est arrivé à temps et lorsqu’on nous a emmenés dans deux voitures différentes, il m’a suivie en taxi, repéra le lieu où on m’enfermait et appela la police.
— Albert est un bon garçon, très chevaleresque. J’étais presque certain qu’il choisirait de vous suivre, vous. N’empêche que j’étais inquiet. J’ai un tas de choses à vous raconter. Je rentre directement et la première chose que je ferai à mon retour sera d’envoyer un chèque colossal à St. Dunstan. Ce doit être vraiment horrible d’être aveugle !